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M. Gé avait été le premier informé de la nouvelle qui commençait à sourdre du laboratoire de l’O.N.U. jusqu’aux oreilles des Services Secrets : un physicien russe de l’équipe internationale était parvenu à transmuer en or un fragment de roche sélénienne.
Certes, la quantité d’or obtenue était infinitésimale, impondérable, une trace plutôt qu’une quantité, mais ce résultat n’en bouleversait pas moins toutes les données connues de la physique nucléaire. Les savants de nationalités différentes répétèrent l’expérience et n’obtinrent aucun résultat. Le Russe recommença, sous leur surveillance, et réussit de nouveau. C’était incroyable. Comment cette roche volcanique pouvait-elle se transmuer directement en or ? Il fallait y voir l’effet de l’obscur travail accompli pendant des millions et peut-être des milliards d’années par les rayons cosmiques sur le sol lunaire. Ce que l’expérimentateur russe obtenait aujourd’hui, demain tous les savants du monde pourraient l’obtenir. C’était une question de doigté. Et non plus en traces, mais en pépites, en lingots, en tonnes…
C’était à donner le vertige. La Lune tout entière pourrait être, un jour prochain, transmuée en or. Le plus beau des métaux deviendrait matière aussi commune que poussière. Il remplacerait les métaux oxydables dans leurs usages communs. Les confitures de mirabelles cuiraient dans des casseroles d’or, les mains serreraient des boutons de portes en or, le fluide électrique courrait dans les appartements le long de tresses de fils d’or ; les monoprix vendraient des bijoux d’or au rayon à deux sous ; les pigeons des places publiques feraient leurs petites crottes sur les crânes d’or des statues. On pourrait édifier une nouvelle Moontown non plus en acier mais en or ; chaque terrien aurait la possibilité de se bâtir une maison en or. On ne coulerait plus, pour dresser les murs, la boue grise du béton, mais la splendeur de l’or fondu. La Lune tout entière, débitée en quartiers, concassée, émiettée, transmuée… La Lune d’or…
Tout cela n’était pas encore très sérieux. Ce qui l’était davantage, c’était le bouleversement que risquait de provoquer dans les systèmes monétaires l’afflux d’or industriel. À cette époque, trois nations se partageaient à peu près tout l’or terrestre : les Etats-Unis, la Russie, et la Suisse.
Les Etats-Unis et la Suisse s’émurent et envoyèrent de nouveaux experts à Moontown. Mais, à la veille de commencer une nouvelle expérience, le savant russe disparut, et avec lui tous les échantillons de roches sur lesquelles il était parvenu à faire apparaître les traces d’or. L’Amérique accusa la Russie de vouloir garder pour elle le secret de la transmutation. La Russie accusa l’Amérique d’avoir enlevé son expert et de le soumettre à la torture pour le forcer à travailler pour elle. Les chancelleries échangèrent des notes violentes. L’Amérique exigea le retour du savant et la Russie sa libération. D’un côté comme de l’autre on fournissait des preuves formelles, de son départ secret pour Moscou, et de son enlèvement et son transport à Washington. Le public ne savait encore rien du conflit, mais M. Gé avait pris ses précautions, et pour la deuxième fois, il venait de garnir l’Arche.
Après une longue discussion avec Hono, il avait décidé de ne plus faire une sélection artificielle de garçons et de filles arrachés à leur milieu, mais d’introduire dans l’Arche deux véritables cellules sociales, deux familles, qui se trouveraient armées, devant les temps nouveaux, de leur ancienne cohésion.
— Pourquoi deux ? avait demandé Hono.
— Pour les mariages…
— Si vous croyez que les enfants d’Adam et d’Eve se sont gênés !
— Nous n’en sommes plus là, avait dit M. Gé. Coucheriez-vous avec votre sœur ?
— Pas plus qu’avec une autre ! avait rugi Hono.
La première famille choisie était la famille Collignot, y compris Paul, qui avait l’avantage d’y être incorporé tout en fournissant un époux possible pour l’une des filles. L’autre famille était de paysans ardéchois, les Privas. Elle se composait des parents, encore dans la force de l’âge, de deux garçons et d’une jeune servante pupille de l’Assistance publique.
Tout cela était en principe assez complémentaire, mais M. Gé comptait, de plus, faire subir aux deux couples de parents un traitement de triple bogomolets qui prolongerait leur vie d’une centaine d’années et leur permettrait d’avoir encore quelques douzaines d’enfants. Avant un siècle, enfants, petits-enfants se seraient suffisamment mélangés pour former une bonne souche de départ.
C’était à l’appel de l’appareil de M. Gé qu’avaient répondu Aline, Paul et M. Collignot. Quand un nouvel élève du C.I.R.E.A. vint prendre son tour de garde, le poussin évadé s’était déjà envolé pardessus les murs de la basse-cour, après avoir dévoré deux hectolitres d’aliment 253. Ses aventures allaient pendant les jours qui suivirent attirer l’attention du public et la détourner ainsi du conflit qui s’exaspérait. En Amérique, en Russie, en Suisse, les laboratoires fourbissaient les armes nouvelles. Et l’Angleterre espérait bien profiter de la dispute des trois porteurs d’or ancien pour s’assurer l’or nouveau. Un diplomate palestinien trouva une mort subite au moment où il rédigeait pour son gouvernement un rapport dans lequel il accusait l’Intelligence Service de n’être pas étranger à l’enlèvement du savant russe.
Ce que personne ne soupçonnait, ni d’un côté ni de l’autre, ni le savant lui-même, où qu’il se trouvât, c’était que les traces d’or provenaient du frottement des morceaux de roche de Lune contre son alliance, qu’il portait à la main droite au lieu de la gauche, parce qu’il était divorcé.